CSPO 27F30 - Les victimes comme acteurs politiques et judiciaires : De la méfiance à la reconnaissance?

Les larmes versées devant les commissions de vérité qui ne cessent de se multiplier depuis les années 1980, les fleuves de bougies dans d'innombrables marches blanches, les tweets de centaines de milliers de victimes de violences sexuelles que la justice conventionnelle n'a souvent pas su entendre… Longtemps tenue à l'écart des tribunaux et discréditée dans l'espace public, la parole des victimes semble aujourd'hui trouver une reconnaissance grandissante non seulement à l'échelle des individus mais aussi auprès des pouvoirs publics. En effet, ces derniers sont appelés à mettre en place des politiques publiques centrées sur la reconstruction physique et psychique des victimes. Pour certains, l'on assisterait à l'émergence d'un nouveau paradigme de « gouvernance thérapeutique ». Comment explique-t-on dès lors l'émergence d'un impératif compassionnel et thérapeutique envers les victimes qui s'impose aussi bien aux individus qu'aux États ?
L'élan compassionnel n'est pas toutefois la seule réponse à cette nouvelle place sociale des victimes. De nombreux observateurs dénoncent les dérives punitives d'une justice qui agirait au nom des victimes plutôt qu'au nom de la société, d'autres déplorent un appauvrissement du débat public face à des revendications « victimaires ». Ces dénonciations tendent à adopter une image de « la victime » au singulier, image qui relève souvent plus de la caricature que d'analyses scientifiquement fondées. Les victimes bénéficient-elles toutes et toujours de la même reconnaissance ? Quelles conditions (culturelles, sociales, politiques) et quelles instances institutionnelles permettent de mettre en œuvre des différenciations entre les « vraies » et les « fausses » victimes, entre des victimes « stratèges » et des victimes « crédibles », bref entre de « bonnes » et de « mauvaises victimes » ? À partir d'un ensemble d'études de cas, nous aborderons ces questions en nous efforçant de prendre de la distance réflexive avec les controverses normatives qui les entourent. À partir d'une pluralité de savoirs (sociologie, relations internationales, droit, politiques comparées, psychologie, histoire), les étudiants et les étudiantes pourront puiser dans différents outils analytiques et conceptuels pour penser la place des victimes dans les sociétés contemporaines. Ce séminaire sera aussi l'occasion de familiariser avec des défis centraux dans les sciences sociales : l'interdisciplinarité et la nécessité de réfléchir sur la tension entre l'analyse scientifique et la critique normative.
Francesco NARDONE
Séminaire
français
Séances

Séance 1. : Introduction : enjeux politiques, normatifs et scientifiques autour de la notion de victime.
Séance 2. : La souffrance a-t-elle une histoire ? Emergence et essor de la notion de traumatisme.
Séance 3. : Les émotions sont-elles une cause, un effet ou un moyen des mobilisations des victimes ?
Séance 4. : Les victimes au tribunal : qu'est-ce que la parole des victimes fait à la justice pénale ?
Séance 5. : Le juste « prix » de la souffrance : peut-on réparer par l'argent ?
Séance 6. : La justice transitionnelle : une justice « palliative » pour les victimes de violences politiques ?
Séance 7. : La justice restaurative : les larmes des bourreaux et des victimes guérissent-elles « les sociétés traumatisées » ?
Séance 8. : Réparer par la mémoire : les politiques de mémoire peuvent-elles rendre justice ?
Séance 9. : Réparer matériellement les victimisations collectives des passés coloniaux : qui, à qui et comment « payer » ?
Séance 10. : Les réseaux sociaux : un espace d'émancipation de la parole des victimes ?
Séance 11. : La persistance du soupçon : comment des différenciations entre « bonnes » et « mauvaises » victimes de violences sexuelles continuent-elles à être produites ?
Séance 12. : Victimisations environnementales : quelles mobilisations possibles ?
Printemps 2023-2024
MODALITÉS D'ÉVALUATION

Participation au séminaire (20%). En plus de la discussion au cours des séances, les étudiant.es seront invités à réagir aux lectures, podcasts ou vidéos proposées par un bref commentaire à déposer en amont de chaque séance sur le google drive du séminaire.
Exposé en équipe sur un étude de cas (40%) à partir d'une bibliographie indicative, des sources secondaires choisies par les étudiant.es, et des sources primaires (témoignages, presse, documents institutionnels.
Réalisation d'un compte rendu critique d'un ouvrage (40%) à sélectionner en concertation avec l'enseignant.
Objectifs pédagogiques Situer les (in)visibilités contemporaines des victimes dans leurs contexte socio-historique. Mobiliser de manière critique des savoirs pluridisciplinaires dans un étude de cas, en identifiant leurs prémisses théoriques et leur démarche méthodologique. Réfléchir sur les positions normatives/politiques qui peuvent être implicites dans des travaux académiques (et même dans la démarche d'analyse des étudiant.es). Bibliographie indicative

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